
Enjeux de la maternelle : apprentissage et rapport à la culture

Par Elisabeth Bautier1, chercheuse de l’équipe Escol (Paris VIII) .
Il s’agit de comprendre comment se construisent, dès la maternelle, des rapports différenciés à l’école, aux apprentissages, aux savoirs chez les élèves.
L’objectif de notre recherche, dans le cadre de notre équipe ESCOL, est de mettre en évidence ce qui se joue pour les élèves à l’école maternelle, pour comprendre comment elle participe elle aussi, et, pourrait-on dire si tôt, des processus de différenciation sociale à l’école.
L’étude de l’école maternelle, même centrée sur les élèves, ne peut se travailler qu’en analysant ce que les enseignant.es mettent en place comme cadre aux activités des élèves. Cela conduit à une autre question : quel est aujourd’hui le discours dominant sur l’école, qui participe peut-être de la construction d’une certaine difficulté des élèves à identifier les enjeux de l’école, en particulier dans le domaine des activités d’apprentissage ?
L’école, dans sa spécificité historique a été le lieu où se construit pour l’élève sa participation à une référence culturelle collective (culture langagière, comportementale, concernant les objets d’apprentissage). Or, aujourd’hui, l’école est très ambiguë sur les rapports qu’elle construit aux élèves, entre l’intérêt porté à chacun.e dans sa singularité et la construction des références collectives.
Enseignant.es, et ce faisant, élèves, ne savent pas très bien si l’école est plutôt là pour aider chacun.e à être mieux dans sa singularité ou pour permettre à chacun.e de se construire en référence au collectif. Si ces deux aspects ne s’opposent pas dans le développement de l’enfant, certaines pratiques peuvent favoriser un des deux aspects ou gêner leur mise en relation étroite. Le discours sur la diversité, qui est intéressant quand il permet la reconnaissance de l’autre, est peu « éducatif » s’il réduit le sujet à faire valoir, voire à revendiquer sa différence. Ce que l’on voit maintenant au collège et au lycée.
Il me semble que la maternelle est dans une situation très difficile par rapport à cette question. On y est plus qu’ailleurs sensible à l’idée qu’il faut que les individus s’y développent en tant que tels, avec une tendance à conduire l’activité de chacun.e dans des interactions interindividuelles entre l’enseignant.e et l’élève ; même lorsque le cadre du déroulement est collectif ou en atelier, il s’agit souvent davantage d’une organisation de la classe et du temps de chaque élève que d’un travail d’apprentissage explicitement collectif, régulé collectivement.
L’enjeu de la maternelle et de la scolarité est de permettre à l’enfant de comprendre qu’il existe des normes inhérentes à l’activité elle-même, qui constituent sa spécificité et les conditions de son effectuation. Je suppose qu’on peut trouver de très nombreux exemples dans les activités physiques, où celles-ci ne sont telles qu’à certaines conditions d’effectuation qui leur donnent leur sens scolaire et général.
Je ne parle pas ici de simple socialisation collective, mais de la nécessité de ne pas référer son travail qu’à sa propre activité, à ses envies et plaisir de faire, mais à quelque chose qui dépasse chacun.e et qui est le critère d’évaluation de l’activité et de l’apprentissage.
On peut, par exemple, évoquer la notion de règle pas seulement pour la question de la socialisation et de la vie collective, mais pour aider l’élève comprendre que ce n’est pas l’individu lui-même qui décide de la validité ou de la qualité de son geste.
Cette entrée dans la maternelle est pour les élèves, le plus souvent, la première confrontation consciente qu’il existe un au-delà d’eux-mêmes (l’acquisition de la langue en fait partie mais cette dimension échappe à la conscience de l’enfant). Si dans le milieu familial, l’enfant peut être considéré pour lui-même, à l’école, on peut le confronter à un « au-delà de lui » élaboré dans l’histoire de la culture.
La culture existe avant le sujet, pas sans les sujets bien sûr. Quand un enfant arrive au monde, elle est déjà là. Et c’est avec cette culture qu’il peut se construire. Il existe des références extérieures à soi, et extérieures à ce qui se joue dans l’ici et maintenant de la classe.
Une telle perspective n’est pas sans implications fortes dans la détermination des contenus et des activités : le travail sur la langue à l’école n’est pas réductible à l’expressivité ou à la communication (même s’il est important que l’enfant s’y sente à l’aise). Il s’agit de faire participer le langage à la « scolarisation du monde », à la rupture avec la quotidienneté qui marque l’entrée dans la spécificité du monde scolaire. La « scolarisation du monde », exprime que l’école est un lieu où les objets (y compris son propre corps) n’existent pas pour ce qu’on peut faire dans une activité quotidienne non scolaire, mais en eux-mêmes, comme objet d’apprentissage : le hamster ou le cochon d’Inde de la classe ne sont pas réductibles à des animaux que l’élève doit nourrir, comme celui qu’il peut avoir chez lui, parce qu’ils sont dans la classe, ils deviennent objet d’observation, ayant telle ou telle caractéristique. L’école scolarise ainsi les objets du monde. C’est le deuxième enjeu de la maternelle, avec l’expérience collective au sens évoqué avant. Mais ce n’est pas évident, ça peut parfois même paraître violent que de faire basculer les enfants dans cet univers scolaire.
Développement et apprentissage : quelles conceptions dominantes dans les pratiques de classe ?
Il y a dans les classes, de façon forte, l’idée que le développement de l’enfant est premier par rapport à ses apprentissages, et qu’il est, de plus, individuel et non intersubjectif et social comme le soulignent Vygotski et Wallon. Est-ce le développement qui précède l’apprentissage ou l’apprentissage qui permet le développement, pour reprendre les termes d’une confrontation entre Piaget et Vygotski ? Souvent les enseignant.es sont plutôt sur la première position qui peut devenir un alibi pour ne pas exiger des élèves des choses « un peu » difficiles, un peu complexes. Pourtant soustraire l’enfant à des expériences nouvelles et complexes risque de les empêcher d’apprendre.
La théorie constructiviste dominante actuellement dans les pratiques peut aussi avoir des effets pervers. Si elle a permis d’opérer un véritable bouleversement dans les conceptions de l’apprentissage et de limiter les démarches de pure transmission, elle peut aller jusqu’à réduire l’enseignant.e à un simple constructeur, plus ou moins silencieux, de cadres à l’activité de l’élève. Pourtant, l’enfant ne peut pas « construire » par lui-même, tous les savoirs, Il ne peut pas même imaginer ce qui est objet de savoir et d’apprentissage. La médiation – la médiation verbale en particulier – sont nécessaires pour aider l’élève jeune à comprendre les enjeux cognitifs des situations. Il y a une illusion à penser qu’il suffirait de bien construire le cadre de l’activité (la situation) pour que l’enfant découvre et construise seul ce qu’il y a à apprendre, c’est nécessaire, non suffisant.
Faire et apprendre à faire, faire pour apprendre ?
Peut-être à cause des conceptions dominantes évoquées, il semblerait que la maternelle aujourd’hui soit centrée sur le faire. Si pour les élèves jeunes, apprendre c’est faire et faire c’est apprendre, il ne s’agit pas de limiter à apprendre à faire. Il est important pour les enseignant.es d’identifier les objectifs de ces différents « faire » en termes d’objet d’apprentissage et surtout de moment dans un apprentissage, la réalisation des activités ne peut pas toujours être à elle-même sa propre finalité (sauf quand il s’agit d’activités occupationnelles). Dès qu’il s’agit d’apprendre, se pose la question des critères à établir pour permettre à l’enfant de se situer dans cet apprentissage, de savoir qu’il est possible de faire mieux la deuxième fois que la première, de refaire, de s’exercer, et pas seulement pour le plaisir. Lorsqu’on observe la fin d’une activité en classe, la plupart du temps, l’enseignant.e arrête une activité, parce c’est l’heure d’un point de vue organisationnel (récréations). C’est beaucoup plus rare que l’enseignant indique que c’est parce que l’apprentissage visé a été effectué, et qu’en est-il lorsque ce n’est pas le cas, pas le cas pour tous les élèves ? Un des enjeux de la maternelle pourrait être ça aussi : la construction progressive d’un cadre de travail dans lequel l’élève puisse repérer s’il a terminé ou pas, au-delà de l’action à effectuer, parce qu’il a appris, qu’il sait faire ce qui était l’objectif de l’activité.
La maternelle, c’est aussi, pour de nombreux élèves, la première fois qu’il y a un regard extérieur qui porte un « jugement » sur ce que l’enfant fait du point de vue des apprentissages. Cette notion de jugement est à prendre comme un regard qui identifie l’écart entre ce que fait l’enfant et ce que l’on attend de lui, de son « travail » dans l’activité proposée. Évidemment, l’enfant doit comprendre que ce qui est jugé, c’est son travail, pas sa personne, et si tel n’est pas le cas, ce malentendu peut être lourd de conséquences. Les élèves en difficultés, plus particulièrement, confondent justement le jugement sur eux-mêmes et le jugement portant sur leur travail. Il ne s’agit pas de juger, mais de donner à l’élève, à l’enfant, des critères pour contrôler sa propre activité, de l’aider à comprendre qu’il est « normal » de ne pas y arriver tout de suite, puisqu’il s’agit d’apprendre et qu’apprendre exige du temps. Il y a là des éléments de la scolarisation à construire sans doute très tôt.
Centrer sur l’élève, centrer sur l’apprentissage.
Une telle démarche est rendue difficile lorsque les situations proposées aux élèves sont, pour eux, saturées de sens (affectif, cognitif, social). Dans de telles situations, les élèves risquent de ne pas bien identifier quel est l’objet d’apprentissage. Sylvie Cèbe a largement développé dans son travail de recherche cette hypothèse, son travail montre l’intérêt d’un enseignement qui évite les situations trop « riches » dans une perspective de mise en place de fondements cognitifs et de rapports à l’activité scolaire permettant les d’apprentissages réussis pour tous les élèves. En effet, un des éléments différenciateurs des élèves apparaît justement dans cette non-identification des objets d’apprentissage. Qu’est-ce qui s’agit de faire et d’apprendre ? Une anecdote est assez significative de cet enjeu : pour faire travailler la motricité fine (sans doute dans le but d’apprendre à écrire), on fait souvent faire des découpages, une enseignante propose donc aux élèves de faire découpages et pour cela, elle donne un but, ludique, elle dit qu’il s’agit de décorer la classe en découpant des sapins qu’il faudra ensuite coller sur les fenêtres (c’est bientôt Noël). Certains élèves n’ont aucune envie de décorer la classe, même en moyenne section de maternelle (parce qu’on n’est pas là pour ça, ou parce qu’on n’est pas assez bien à l’école pour avoir envie de décorer), ils découpent alors « au minimum ». C’est le cas typique d’une confusion de sens générée par la situation. Centrer l’attention de l’élève sur le « bon » objet peut éviter que l’activité ne s’épuise dans sa finalité immédiate. Plus l’activité est riche sur le plan matériel, affectif, plus l’apprentissage va se trouver parasité. Expliciter le « bon » objet ne signifie pas le simplifier, mais que la complexité de ce qu’il y à faire et à apprendre peut être identifiée sur un registre précis. On peut trouver le même exemple en EPS : quand il va à la piscine l’élève doit savoir, qu’au-delà des jeux qui lui sont proposés, il est là pour apprendre à nager (une natation adaptée à son âge) et comprendre ce que cela implique de prise de risque, d’efforts, de répétition, de travail.
Ces différentes remarques conduisent à penser que la maternelle doit permettre prioritairement de construire pour tous les enfants des cadres d’activité pertinents pour apprendre. Elles soulignent aussi l’intérêt de solliciter, dès la maternelle également, et de façon plus explicite que ce qui est souvent fait, les fonctionnements mentaux de régulation de l’action, de compréhension des enjeux cognitifs de celle-ci. Il me semble que ce sont des conditions à réunir pour réduire les inégalités. Dans les milieux favorisés où les parents d’enfants pensent de façon très prégnante à être des parents d’élève et connaissent les logiques du fonctionnement scolaire, l’enfant construit très tôt l’idée que faire c’est apprendre et que toute activité est tournée vers l’apprentissage. Dans les milieux populaires, l’activité existe, mais elle peut être tournée vers autre chose, plaisir ou occupation, l’apprentissage en tant qu’objectif explicité n’est de ce fait pas toujours présent. Cette différence s’accompagne d’une autre, dans le registre langagier, dans un cas, il y a utilisation réflexive du langage pour revenir sur l’activité, la comprendre et capitaliser ce qui est vécu ; dans l’autre cas, cet usage langagier risque d’être minoré, ce qui ne permet pas toujours à l’enfant de prendre conscience et de pouvoir dire « avant je ne savais pas faire (ou dire), je suis en train d’apprendre, je vais savoir ».
Texte transcrit à partir d’un entretien avec Claire Pontais. Ce texte paru dans Contrepied n°11 – Maternelle : quelle EPS ? -paru en mai 2002
- Elisabeth Bautier co-anime l’association « Défendre et transformer l’école » et pilote avec Jean-Yves Rochex une recherche sur l’école maternelle dans le cadre de l’équipe ESCOL (Université de Paris 8) ↩︎