Construire les règles des jeux collectifs avec les élèves.

Restitution d’une expérience en rugby en classe de CM1

Sachant qu’à l’école, il est nécessaire d’adapter les règles du jeu au niveau des élèves, il est intéressant de leur faire reconstruire celles-ci.  Mais comment faire ? Pascal Grassetie, formateur en EPS pour les professeurs des écoles relate ici une expérimentation en rugby, dans une classe de CM1 de la région de Bordeaux.  

Pour connaitre les bases théoriques de cet article, se reporter à : Que retenir de la règle en EPS » (Pascal Grassetie, 2018)

Le point de départ de cette expérimentation

Il vient de l’observation des problèmes rencontrés dans l’enseignement des sports collectifs. Nous savons tous et toutes que les règles du haut-niveau sont inadaptées pour les élèves, mais nous ne savons pas obligatoirement comment nous y prendre pour les « reconstruire » avec eux. Prendre l’avis des élèves est toujours intéressant, mais sans une grande vigilance didactique, ils peuvent nous entrainer dans des impasses. Exemples : 

  • leur représentation habituelle des sports collectifs « c’est faire des passes », les élèves proposent donc souvent une règle d’obligation de passe qui peut être contraire à la dynamique du jeu. 
  • leur représentation que les règles sont avant tout des interdits peut les amener à surenchérir sur les interdictions. Le jeu devient alors une somme d’interdits … alors qu’au contraire les règles sont toujours conçues en termes de droits des joueurs, avec l’intention d’utiliser ces droits au maximum dans le respect de l’intégrité des joueurs (cf. le concept de « léga-liberté » initié par Colas Duflo)  1
  • leur représentation que les règles sont figées- et donc qu’on ne peut pas les changer- alors que – dans tous les sports – les règles sont en constante évolution, pour garder l’intérêt du jeu. 

D’autre part, il est important qu’en EPS tous les élèves se sentent concernés par le jeu et chacun.e puisse marquer des essais. Nous privilégions donc l’activité de chaque élève soit requise dans le jeu, notamment l’accès à la marque. 

L’enjeu est donc de progresser en rugby. Faire du jeu de rugby un objet d’étude avec les élèves, notamment à travers ce qu’autorise le cadre réglementaire et ses évolutions successives tout au long de la séquence d’apprentissage va favoriser la compréhension des règles. Le jeu sur le terrain et son étude de retour en classe s’alimentent l’un l’autre, mieux comprendre et utiliser les règles permet de progresser en rugby. 

Nous relatons ici cette expérimentation, menée dans une classe de CM1, avec un enseignant engagé à l’USEP en collaboration avec un formateur. 

Une séquence avec alternance de situations de jeu et des situations d’analyse du jeu en classe.

Le choix initial fut de programmer une séquence longue, 20 séances d’1h30 par semaine de pratique et 30 à 40 minutes d’étude du jeu de retour en classe, débouchant sur une rencontre USEP.

Du point de vue de l’organisation, il y a 4 équipes de 6 joueurs. 2 équipes jouent, 1 équipe observe le ratio possessions/points, (sous la direction de l’enseignant). La 4ème équipe fait des situations décrochées (exercices). 

Notre parti pris était de faire du rugby un objet d’étude, permettant l’appropriation par les élèves, de la règle et de ses évolutions rendues nécessaires par les progrès réalisés sur le terrain. L’alternance des situations de jeu /analyse en classe est donc nécessaire. 

L’objet des phases d’analyse était d’apprécier si le jeu demeurait intéressant. Il a été acté avec les élèves que le jeu était intéressant, si on pouvait marquer des points mais que chaque possession de balle ne donnait pas systématiquement lieu à point (sinon, le jeu perdrait son intérêt) et que la participation de tous les joueurs était rendue nécessaire. En effet et afin que le jeu reste un jeu, les règles doivent garantir l’égalité des chances entre attaquants et défenseurs, tout en préservant l’incertitude du résultat des matchs, dans un cadre qui préserve l’intégrité physique des joueurs.IL en va ainsi pour l’ensemble des jeux et sports collectifs.

Ainsi, le ratio nombre de possessions/points marqués est devenu progressivement le moyen de juger si le jeu présentait encore un intérêt, ou bien s’il devenait nécessaire de le faire évoluer. 

Equipe rouge :
Nombre de possessions de balle (équipe)Nombre de buts marqués (équipe)

XXXXXXXXXX

XXX

Cette observation n’est pas évidente au départ. Lorsque les élèves observent le jeu, ils centrent leur regard sur les actions individuelles. Ainsi à leurs yeux chaque passe à l’intérieur d’une même équipe est identifiée comme une nouvelle possession. Il faut leur apprendre à porter leur regard sur l’activité collective de l’équipe et ne compter comme « nouvelle possession de balle » qu’une balle récupérée de l’équipe adverse. Ce processus est assez long, illustrant le niveau initial de compréhension du jeu par les élèves, le considérant comme une succession d’actions individuelles. Petit à petit, les discussions autour des phénomènes observés conduisent progressivement les élèves à changer leur regard sur le jeu, pour mieux appréhender l’activité collective. L’aide de l’enseignant.e est indispensable, pour la construction de ce nouveau regard sur le jeu. 

Etape 1 : Un règlement initial qui déséquilibre volontairement le rapport d’opposition en faveur des attaquants. 

Terrain 20m de long, 10m de large

La situation initiale est un jeu à 6×6 sur un terrain de 20m / 10m 

La marque : aplatir la balle dans l’embut adverse. 

Droits et devoirs des joueurs : volontairement, il y a un déséquilibre majeur dans les droits accordés au porteur de balle et ceux accordés aux défenseurs. Le porteur de balle a toute latitude (courir, sauter, dans toutes les directions), ce qui lui offre ainsi la plus grande liberté. Par contre, le contact est proscrit, pour la préservation de l’intégrité physique des joueurs. 

Ce déséquilibre très prononcé entre droits des joueurs en attaque et en défense a pour but de provoquer rapidement une discussion relative à l’efficience de la règle. Cette efficience est jugée au regard de l’intérêt du jeu lui-même à l’aune de l’observation du ratio possessions de balle / points marqués.

Ce que font les élèves : 

Lors des premières phases de jeu, les élèves produisent un jeu collectif tel qu’ils se le représentent. Pour eux, jouer à un jeu collectif c’est en tout premier lieu faire des passes à leurs partenaires. Ils répondent ainsi à l’injonction qui leur a été faite depuis qu’ils sont à l’école et même au sein des clubs dans lesquels certains d’entre eux jouent : « il faut jouer collectif, faire des passes, ne pas jouer perso… » Ils jouent avec leurs représentations intégrant des valeurs qui leurs semblent aller de soi, sans se préoccuper des droits accordés par la règle aux joueurs. 

L’observation du jeu et du ratio possessions/points révèle un jeu où très peu de points sont marqués, de nombreux ballons sont perdus (interceptions par les défenseurs, sorties de balles des limites du jeu…). Pour autant les élèves semblent prendre du plaisir à ce jeu. 

On pourrait alors en conclure que les attaquants (équipe porteuse de balle) n’ont pas assez de droits par rapport aux droits des défenseurs, ou bien sont trop malhabiles. On pourrait alors décider qu’il est nécessaire de renforcer les droits des attaquants (alors que c’est impossible, ils peuvent déjà tout faire : courir, aller dans toutes directions …) ou bien d’engager les élèves vers des acquisitions techniques (apprentissage de la passe, de la réception de la balle, du démarquage…)

Le choix que l’enseignant a fait est tout autre. De retour en classe, après l’analyse par chaque équipe (un travail en groupe de 6) des résultats de l’observation de son jeu en attaque, l’enseignant demande à chaque groupe-équipe d’écrire les droits des joueurs en tant que Porteur de balle (PB), Partenaire du porteur de balle (PPB), Défenseur. Les élèves constatent ainsi –explicitement – que le PB a une entière liberté de déplacement, tout comme les PPB, les défenseurs ne peuvent que tenter de s’interposer sans entrer en contact avec les attaquants.

De retour sur le terrain la semaine suivante, certains élèves s’emparent de la règle et, porteurs de balle, ils atteignent seuls, la cible sans défense possible pour l’équipe adverse. Rapidement on observe alors un effet boule de neige, chaque élève porteur de balle va marquer à son tour, ce qui prouve que chacun·e peut aller marque à la condition que le porteur de balle se déplace jusqu’à l’embut adverse…. mais entraînant un désintérêt rapide pour ce jeu, chaque attaque donnant lieu à un point marqué.

De retour en classe la discussion collective conclue que ce jeu était inintéressant. On observe que le ratio possessions de balle/ points marqués tend rapidement vers 1. Alors que la semaine précédente, ce ratio tendait vers zéro. (occasion de savoir faire des divisions ;-)).

La solution passe alors, soit par restreindre les droits des attaquants, soit accroitre les droits des défenseurs

Les solutions proposées par les élèves vont en premier lieu tenter de limiter les droits des attaquants. Dans leurs représentations, les règles ont une fonction essentiellement coercitive. Les règles qu’ils doivent suivre à l’école ou en société visent pour l’essentiel à interdire. Ils n’envisagent pas, de premier abord, des règles qui donnent davantage de droits. Dans les échanges menés en classe, l’enseignant invite les élèves à penser la dialectique « droits des attaquants/droits des défenseurs » et ainsi envisager d’accroître les droits des défenseurs. 

C’est cette dernière solution qui fut retenue en s’appuyant sur le fait que la règle devait accroître la liberté des joueurs plutôt que la contraindre en préservant l’intégrité physique des élèves.

Cette notion de liberté est d’autant plus importante au rugby que dans ce sport collectif, la cible est facile d’accès (cible très large). Elle sollicite peu d’habiletés motrices pour marquer, il suffit d’avancer vers l’embut et d’aplatir le ballon dans l’embut adverse. La limitation du déplacement du porteur de balle irait à l’encontre de l’esprit du jeu. La défense, elle, est alors contrainte d’intervenir au niveau de la balle, donnant lieu à une « bataille » pour éloigner le ballon de son propre embut et ainsi se rapprocher de l’embut adverse.

Etape 2 : rééquilibrer le rapport d’opposition par l’accroissement des droits des défenseurs.

Les défenseurs sont désormais autorisés à intervenir sur le porteur de balle, à la condition de ne pas lui faire mal (préservation de l’intégrité physique des élèves).

Remarque : La question du respect de l’intégrité physique des joueurs demeure un problème à ce niveau d’enseignement, problème souvent lié aux représentations du rugby que se sont construit les élèves et l’enseignant·e. Ainsi s’avéra-t-il difficile d’envisager un passage rapide au placage comme solution défensive sur le porteur de balle.

Plusieurs solutions furent expérimentées (toucher, ceinturer, plaquer). Chaque solution est appréciée à l’aune du ration nombre de possessions / nombre de points. 

  • le jeu « à toucher » (le porteur de balle touché par un défenseur perd la balle) s‘est avéré peu intéressant, débouchant sur un ratio possessions/points proche de zéro, les différents porteurs de balle n’ayant pas développé les habiletés requises par cette forme de jeu (habileté à réaliser des passes, habiletés à prendre des informations notamment sur la position des adversaires suffisamment en amont de la réception de la balle.). Ainsi le porteur de balle est trop rapidement touché par les défenseurs, avant même d’avoir pu faire un pas vers l’avant ou réaliser une passe à un partenaire démarqué au loin, donnant lieu à d’incessants reculs vers son embut ou des lâchers de balle incontrôlés. La défense a ainsi trop de pouvoir par rapport au niveau de l’attaque. L’égalité des chances entre attaquants et défenseurs n’est pas réalisée, l’incertitude du résultat est très faible.
  • le jeu « à ceinturer » (le porteur de balle ceinturé par un défenseur doit lâcher le ballon) s’avère plus intéressant dans le sens ou le ratio possessions/points se situe entre 0 et 1. Pour autant le jeu se résume assez rapidement à une succession d’actions individuelles allant jusqu’au ceinturage du porteur de balle qui une fois bloqué tente de passer la balle à un partenaire et ainsi de suite. Les pertes de balles sont dans la plupart des cas, liées à des problèmes d’habiletés. Rapidement, il est nécessaire de réduire au maximum les distances de course des porteurs de balle pour que toutes et tous participent. Car si le porteur de balle arrive avec de la vitesse au moment du contact lié au ceinturage, peu d’élèves osent s’engager pour défendre. Ainsi à chaque remise en jeu, l’espace qui sépare les deux équipes est le plus réduit possible (3m), alors que la règle officielle du rugby impose 10m. Ces remises en jeu sont réalisées par l’enseignant qui passe le ballon à un des joueurs en attaque. Il donne le ballon à des élèves différents à chaque mise en jeu afin de favoriser la participation de tous-tes.
  • Le jeu « à plaquer » (le porteur de balle amené au sol par la défense doit lâcher la balle » Cette évolution des droits et devoirs des joueurs en attaque et en défense va dans un premier temps engendrer une régression du jeu. Les contacts avec les adversaires et le sol s’avèrent être un réel obstacle à l’engagement de tous les élèves. Même en réduisant à 3 mètres la distance entre la ligne d’attaque et la ligne de défense au moment des remises en jeu (distance de charge) certains élèves n’osent ni attaquer (se débarrassent rapidement de la balle), ni défendre (laisse passer le porteur de balle).

Cette dernière condition suscita des exercices (enseignements « décrochés »), contribuant à éprouver le contact (sol et adversaire) en autorisant le ceinturage au-dessous de la taille. La distance séparant attaquant et défenseur fut réduite au maximum afin que les porteurs de balle n’aient pas la possibilité de prendre beaucoup de vitesse, la position du plaqueur a été travaillé (se baisser, enlacer avec ses deux bras le porteur de balle en plaçant sa tête sur le côté, serrer ses bras et pousser)

  • Exercice 1 : les élèves se déplacent en trottinant (si possible un ballon chacun), au signal ils doivent faire une galipette au sol, se relever et repartir.
  • Exercice 2 : les élèves sont par deux (un rouge et un bleu, le ballon est porté par le joueur bleu), ils se déplacent en trottinant, au signal le joueur rouge doit ceinturer le joueur bleu et l’amener au sol en l’accompagnant (changement de rôle)
  • Exercice 3 : les élèves sont par deux, face à face de part et d’autre d’une ligne, au signal ils doivent pousser l’adversaire pour le faire reculer.
  • Exercice 4 : les élèves sont par deux, face à face (3m) le joueur bleu porte la balle. Au signal le joueur rouge doit plaquer le joueur bleu pour l’amener au sol (changement de rôle)
  • Exercice 5 : Jeu du béret. Le ballon est placé au milieu des deux lignes de joueurs (6 élèves par équipe). A l’appel de son numéro les deux joueurs doivent se saisir du ballon et le porter au-delà de la ligne adverse, pour l’en empêcher le joueur qui n’a pas la balle doit plaquer le porteur de balle avant qu’il ne franchisse la ligne d’embut.

Rapidement le jeu évolua rééquilibrant le rapport d’opposition, mais très souvent le ballon était bloqué au sol à la suite du placage, le ballon n’était pas lâché, plusieurs joueurs viennent au sol pour tenter de récupérer la balle, interdisant la continuité du jeu et finalement l’accès à la marque. Le ratio possessions/points tendait alors vers zéro. Une évolution du règlement devenait à nouveau nécessaire.

Etape 3 : Favoriser la continuité du jeu et l’accès à la cible en attaque.

Le jeu au sol fut interdit : « pour jouer au rugby, il faut être sur ses deux pieds ». La continuité du jeu ainsi favorisée autorise à nouveau l’accès à la cible mais progressivement, le positionnement de joueurs en avant du porteur de balle et proche de la cible à atteindre, va à nouveau déséquilibrer le rapport d’opposition en faveur des attaquants. La défense ne peut pas s’organiser au niveau du ballon s’est progressivement avérée dans l’incapacité à défendre sa cible. Le ratio possessions/points tendait à nouveau vers 1. Une évolution de la règle est à nouveau nécessaire.

Etape 4 : Mise en place de la règle du hors-jeu pour redonner du pouvoir à la défense.

Ainsi une nouvelle fois l’étude du jeu produit par les élèves, en appui sur l’appréciation du ratio « possessions/points » a conduit à limiter les droits des attaquants en n’autorisant plus de jouer en avant du porteur de balle. Cette dernière règle éprouvée en toute fin de séquence d’apprentissage, a introduit l’obligation de la passe vers l’arrière et a rendu encore plus nécessaire l’avancée du porteur de balle pour dans le même temps approcher la cible adverse et éloigner la balle de son propre embut.

Ce que nous retenons de cette expérience :

  • La reconstruction du règlement du jeu avec les élèves leur permet de mieux comprendre le jeu auquel ils s’adonnent et ainsi de mieux jouer en exploitant tout ce que la règle autorise. 
  • Mais à certaines conditions :
    • Le jeu est premier (la seule condition de la règle initiale préserve l’intégrité physique des joueurs). Il n’y a pas de prérequis techniques ou athlétiques pour pouvoir jouer.
    • L’enseignant.e doit savoir à quel jeu il veut confronter ses élèves et pourquoi. (jeu privilégiant l’adresse (type basket-ball), jeu privilégiant le potentiel athlétique (jeu type rugby),…), en gros quel est le fond culturel du jeu.
    • Les choix relatifs aux évolutions successives du règlement sont alors guidés par les objectifs visés et régulés par l’évolution du « ratio possessions/points » favorisant une adaptation progressive du règlement aux progrès des élèves.
    • Le ratio « possessions/points » devient l’outil permettant l’étude du jeu et de ses évolutions. Si l’usage de cet outil favorise la prise de conscience de l’aspect collectif du jeu, il permet à chaque équipe de percevoir ses progrès. Ainsi au-delà du résultat comptable des matchs, l’augmentation du nombre de points marqués au regard du nombre de possessions de balle de son équipe traduit concrètement les progrès réalisés en attaque.

Pour connaitre les bases théoriques de cet article, se reporter à l’article : Que retenir de la règle en EPS » (Pascal Grassetie, 2018)

Pour aller plus loin, lire Colas Duflo : Du jeu, du sport et de l’éducation

  1. Colas Duflo  dans son ouvrage « Jouer et philosopher », parle de léga-liberté quand on met en avant l’espace de liberté donné par la règle, appréhendée comme les possibles qu’elle offre au joueur)[]