Y. Lenoir, docteur en sociologie à l’université de Sherbrooke (Canada), a beaucoup travaillé sur l’interdisciplinarité.
Comment vous êtes-vous intéressé à l’interdisciplinarité?
C’est plutôt l’interdisciplinarité qui est venue à moi, il y a plus de 30 ans. J’étais conseiller pédagogique dans la plus grande commission scolaire du Québec de l’époque, la commission des écoles catholiques de Montréal. On m’avait demandé d’aller voir ce que faisaient des enseignantes d’une école au nom de ce qu’on appelait «l’intégration des savoirs». J’y ai passé plusieurs heures à observer et à la fin j’ai abouti à une conclusion un peu effrayante: l’intégration des savoirs, ce qui correspond à ce qu’on nommait alors interdisciplinarité, est sans doute le plus sûr moyen d’arriver à la désintégration des apprentissages. C’est ce qui m’a conduit à faire une thèse sur le sujet.
Mais ce n’est pas aujourd’hui mon unique sujet de réflexion, car je me suis vite rendu compte que l’interdisciplinarité n’était finalement qu’un moyen parmi d’autres pour arriver à d’autres fins.
Sans doute faut-il d’abord définir la notion?
Oui, en la distinguant notamment d’autres notions comme l’intradisciplinarité qui désigne les interrelations à l’intérieur même d’un champ disciplinaire: par exemple en mathématique entre l’algèbre et la géométrie, entre la biologie et la géologie en SVT, etc. à distinguer aussi de la pluridisciplinarité qui signifie la simple juxtaposition de plusieurs disciplines sans relations directes entre elles. Elle est très répandue.
Quant à la transdisciplinarité, c’est une notion bien trop ambiguë de mon point de vue qui peut être comprise de différentes façons.L’interdisciplinarité, au sens large, est une expression générique utilisée pour désigner toutes formes de liens qui peuvent se dessiner entre les disciplines.
Au sens strict, elle désigne les interactions effectives entre 2 ou plusieurs disciplines portant sur les concepts, les démarches, les techniques… Il ne s’agit donc aucunement d’une logique cumulative. Elle impose des interactions réelles de manière à pouvoir traiter un problème ou une préoccupation.
Enfin, chose déterminante, il n’y a pas de notion de dominance, il n’y a pas d’assujettissement d’une discipline à une autre. Chaque apport disciplinaire fait sens et est nécessaire, au même titre que d’autres, pour construire un savoir. Il ne faut donc pas s’en tenir, c’est le risque permanent et très visible dès qu’on aborde le sujet, à la dimension instrumentale de l’interdisciplinarité, au seul comment faire. Sinon on se piège et on perd de vue la disciplinarité qu’il doit y avoir pour qu’existe une véritable interdisciplinarité.
La dimension interdisciplinaire c’est donc de pouvoir, tout en tenant compte des spécificités disciplinaires, établir des rapports appropriés. Mais il y a des mariages qui ne sont pas possibles. Par exemple l’enseignement de l’histoire n’est pas compatible avec la religion: l’incompatibilité entre le doute, à la base du questionnement historique, et un enseignement religieux qui repose sur un dogme, par là sur la croyance.
Pour résumer vous défendez l’interdisciplinarité en tant que moyen possible d’enseignement tout en nous mettant en garde contre tout un tas de dérives possibles. Mais vous, vous faites quel bilan de ce qui se passe au Canada?
C’est un bilan très mitigé. Si je considère ce que font les enseignants, alors je ne peux que constater qu’ils font un travail remarquable. Je n’accepte pas que l’on critique, a priori, leur travail.
Mais si j’analyse réellement les pratiques, et bien, au bout du compte, on ne trouve pas vraiment d’interdisciplinarité.
Le discours gouvernemental est une chose, le «curriculum» est un énoncé, les pratiques, c’est autre chose.
Les enseignants sont des bricoleurs qui s’adaptent dans l’urgence à des situations qui sont toujours en tension. Ils n’ont pas la possibilité comme le chercheur de prendre trois ans pour recueillir et analyser des données.
Lorsque j’analyse les pratiques interdisciplinaires, je ne vois pas d’interdisciplinarité.
D’ailleurs le curriculum québécois du secondaire donne au mieux des exemples multidisciplinaires. Il y a donc déjà là un biais, dès le départ. Et l’enseignant, soumis à ces pressions et injonctions, s’organise pour survivre en classe à partir d’un discours dominant qu’il n’applique généralement pas.
En fait, j’ai dégagé 4 grandes tendances mises en œuvre par les enseignants.
Une tendance hégémonique: on fait du Français, et on prend comme prétexte une situation historique par exemple. L’Histoire est alors au service du Français qui est la vraie raison de cet enseignement. Il ne sert dans ce cas que de faire-valoir.
Une tendance pseudo-interdisciplinaire qui est l’addition d’activités sur une même thématique. Je vais visiter une ferme avec une classe et ensuite je fais du français sur la ferme, des mathématiques, de l’histoire… et après 6 semaines ce que je vois dans les yeux des élèves c’est «la ferme»!
Une tendance éclectique. C’est «un peu de tout, un peu de rien», au bout du compte un mélange indigeste, on ne sait plus ce qu’on fait et les structures disciplinaires se trouvent désarticulées.
La tendance holiste, c’est de croire que tout est dans tout et réciproquement.
Je n’ai plus besoin de faire du disciplinaire puisque je fais quelque chose, par exemple résoudre un problème, faire un projet, et en faisant ce quelque chose, nous croyons que nous allons faire tous les apprentissages requis dans toutes les matières.
Alors que l’interdisciplinarité c’est considérer les disciplines nécessaires pour approcher des savoirs, considérer que chacune est l’égale des autres pour construire des connaissances structurées.
Est-ce à dire que les conditions à réunir pour une vraie interdisciplinarité ne peuvent exister ?
Parce que nous allons être confrontés en France à une réforme qui la rend obligatoire.
Ce que je trouve dangereux dans la réforme qui arrive en France, c’est la vision instrumentale d’une école dévolue progressivement à la préparation à un métier. Or on voit bien l’inspiration néo-libérale de ce projet.
Je ne peux pas voir l’interdisciplinarité comme LA solution à l’échec scolaire. C’est une illusion, d’abord parce que l’école fait face à des problèmes qui pour une part lui sont étrangers.
L’interdisciplinarité est un outil, comme d’autres. On a chez nous un problème identique avec «l’enseignement explicite». C’est censé tout résoudre !
C’est dangereux d’être dans ce type de croyances.
L’amour que l’enseignant porte à ce qu’il enseigne et le type de rapport qu’il instaure avec ses élèves sont beaucoup plus efficaces et déclencheurs de la réussite. C’est ce rapport (je ne parle pas de relation, mais bien de rapport) social qui est déterminant. Ceux qui abandonnent l’école sont en général ceux qui se sentent rejetés par l’école.
L’intéressant dans l’interdisciplinarité est la possibilité d’assurer la mise en place de processus intégrateurs chez l’élève, pour qu’il parvienne à une intégration des apprentissages. Le concept clé n’est pas celui d’interdisciplinarité, mais celui d’intégration que je décline dans deux dimensions complémentaires:–Intégration des processus et des démarches;–Intégration des savoirs comme résultat de ces processus.
Dans ces conditions l’interdisciplinarité est un outil intéressant.
Pourquoi alors cette institutionnalisation forcenée de l’interdisciplinarité?
Vous avez compris que je suis très critique parce qu’on conçoit l’interdisciplinarité comme un remède alors qu’il faut la voir comme quelque chose qui a du sens dans une approche par problème, dans une approche par projet. Ce n’est pas un rejet des disciplines, qui est la position de fond de l’OCDE pour qui l’éducation doit se penser uniquement sur des situations de vie, des «éducations à…». C’est une vision très instrumentale pour que l’individu puisse avoir un bon comportement sans que jamais on ne lui donne l’occasion de se construire une démarche critique et réflexive qui lui permettrait de prendre une certaine distance par rapport justement à cette situation.
Cette formation «critique» est dangereuse pour le néo-libéralisme, vous imaginez pourquoi…
Dans le cadre de mon doctorat, j’ai étudié de près l’éducation à la paix aux états-Unis. Et bien j’ai vu qu’en fait c’était une éducation à la «pax américana». Est-ce que c’est cela l’éducation à la paix et est-ce qu’elle n’a qu’un seul sens politique? C’est pareil pour un ensemble de choses pourtant fondamentales pour l’individu. En fait cette manière de voir débouche sur une école, comme je le disais, instrumentalisée.
L’école doit avoir principalement une fonction émancipatoire qui passe par le savoir. C’est, rappelons-nous, la déclaration de Condorcet en 1791 à l’assemblée nationale. Le savoir rend libre, à condition qu’il soit associé à la capacité de raisonner. Sinon on va former des gens extrêmement habiles sur le plan du faire, mais incapables d’une distanciation critique par rapport à ce faire.
♦ Entretien réalisé par Christian Couturier et paru dans le Contrepied Hors-Série n°14 – Janvier 2016 – « EPS à l’école primaire »